"Le menteur est un grand séducteur"

Ni les amis, ni la famille de Romand ne l'ont démasqué. Comment expliquer un tel aveuglement?

Entretien avec Maurice Hurni et Giovanna Stoll, psychothérapeutes de couple.

Propos recueillis par Béatrice Schaad (janvier 2000)

- Dix-huit ans de mensonge, c'est immense... Comment expliquer que Jean-Claude Romand n'ait jamais été démasqué?
Giovanna Stoll - Précisons d'emblée que nous n'avons ni la prétention, ni les moyens de réanalyser ce cas. Néanmoins, le livre nous suggère quelques pistes de réflexions. Comme ce mensonge: il semble que c'était un peu comme une bulle de savon, qui tôt ou tard ne pouvait qu'éclater.
Maurice Hurni - Oui! En effet. Romand a orchestré l'aveuglement de ses proches de façon à la fois folle et machiavélique. Prenez sa femme. Il paraît assez vraisemblable qu'elle avait un soupçon, elle pensait sans doute qu'il y avait anguille sous roche. On pourrait, dans ce cas, même aller jusqu'à imaginer qu'elle était d'une certaine façon complice de cette imposture. Elle ne l'a jamais appelé au travail, jamais elle n'a eu un regard pour leur compte en banque.

- Aveugler ses proches? Comment est-ce possible?
G. S. - Pour saisir ce genre de dynamique, il est important de voir sous quels auspices se forme un couple. Dans les relations perverses, les failles de l'un des deux partenaires attirent l'autre et soudent les conjoints dans un lien malsain et étroit.
M. H. - Dès lors, qu'en était-il du "contrat" du couple Romand: Florence avait-elle choisi Jean-Claude en fonction des points faibles qu'elle avait détectés chez lui - mensonge compris - et qui peut-être lui donnaient une possibilité de le contrôler? Elle-même avait peut-être peur des hommes, ce qui lui donnait à lui une illusion de pouvoir et de menace sur elle.

- Une vie de couple peut-elle être entièrement construite sur le mensonge, sur l'absence de questions?
M. H. - Oui, cela peut être un ciment. Le couple se nourrit de l'excitation que leur donne cette ambiguïté. Je me souviens d'un patient qui s'était fait passer pour un grand architecte aux yeux de son entourage alors qu'il n'avait pas de diplôme. Son épouse était au courant, ce qui, en quelque sorte, lui donnait barre sur lui, lui permettait d'exercer un chantage subtil autour de la possibilité de le démasquer.

- Il peut donc exister une sorte de troc conjugal: je t'échange mon silence contre ton apparence sociale?
G. S. - Oui. Et c'est souvent dans le non-dit que le troc se joue. Il peut d'ailleurs prendre des formes très diverses. Je me souviens du cas d'un couple où elle attendait qu'il lui fasse un enfant, en échange de quoi elle lui offrirait un passeport suisse.

- Mais Romand n'a pas trompé que sa femme! Il a suffi aux enquêteurs de quelques coups de téléphone pour découvrir l'imposture, comment expliquer que personne l'ait fait avant?
M. H. - Parce que c'est immensément difficile. En l'occurrence, les membres de son entourage étaient sans doute des victimes relativement consentantes. Pensez au conte d'Andersen "Les habits neufs du grand-duc". Tout le monde sait que le grand-duc est nu, mais personne n'ose le dire sous peine de passer pour un sot incapable de voir ses étoffes prestigieuses. Lorsque finalement un enfant naïf dévoile la supercherie, chacun doit reconnaître sa propre lâcheté.

- Qui protège-t-on en ne posant pas de question: soi-même ou l'imposteur?
G. S. - Soi-même sans doute. Le mystificateur mégalomane nous associe à ses vues grandioses. C'est ce qu'on appelle la séduction narcissique. Ce séducteur nous amène à larguer nos limitations usuelles et frustrantes pour nous associer à ses aspirations illimitées.
M. H. - L'histoire nous donne d'autres exemples, sur une échelle infiniment plus grande et dramatique, de ce genre d'obnubilation. Hitler était ainsi parvenu à entraîner tout un peuple dans sa mégalomanie. Cette séduction de la toute-puissance est l'une des armes redoutables auxquelles recourent certains hommes politiques mégalomanes et démiurgiques qui prétendent redessiner le monde en balayant toute l'histoire, la légitimité et la spécificité des personnes, des institutions et des régions.
G. S. - Ce type de personnalité nous amène à croire que tout est simple. Que l'on peut devenir médecin sans passer d'examen. Que la vie est facile. Ils promettent des solutions pour tout de suite et sans peine. La politique actuelle - surtout médicale - regorge de ce genre de mystifications. Combien de fois ces dernières années ne nous a-t-on pas promis d'être mieux soignés pour des primes moins chères. Ce genre de slogan était burlesque en URSS mais pas encore chez nous!

- Fermer les yeux sur le mensonge, est-ce de la survie ou de l'amour?
M. H. - Difficile de dire si c'est l'un ou l'autre. Ces mensonges sont souvent un processus qui amène la victime à se compromettre toujours un peu plus pour ne pas se déjuger. C'est le processus du pied dans la porte. S'extraire de ces compromissions peu glorieuses devient très vite très difficile. Il est au contraire bien plus tentant d'adopter le point de vue de l'abuseur et de surenchérir à sa propre aliénation.

- Lorsque l'on a toléré un mensonge, on est donc naturellement amené à accepter tous les autres...
G. S. - Arrêter ce processus suppose de faire un deuil... Renoncer à ses idéaux, à l'image que l'on a de soi.
M. H. - D'où la tentation de recourir au déni.

- Peut-on bien vivre avec le mensonge?
G. S. - En ce qui concerne Jean-Claude Romand, il apparaît qu'il n'avait rien du pervers qui se serait frotté les mains avec délectation en jouissant d'avoir abusé tout le monde. Tout au plus peut-on imaginer que ce mensonge a entretenu dans son couple et pour son entourage une forme d'électrisation, de mise sous tension.

- Vivre avec un menteur serait donc stimulant?
G. S. - Dans le cas de Romand, même si son entourage sentait confusément qu'il mentait, il jouissait peut-être d'une forme de substitut. Comme tout l'édifice de Romand menaçait en permanence de sombrer, l'imposteur redoublait d'attention pour ses proches. Par exemple, il téléphonait tous les jours à ses parents. L'aurait-il fait s'il n'avait pas été pris dans cet engrenage? Ce n'est pas sûr. Ce genre de contrepartie du mensonge peut être comme une drogue.

- Pourquoi devient-on un menteur?
G. S. - Jean-Claude Romand semble avoir souffert du syndrome de l'enfant idolâtré. Ses parents le vénéraient. Or, par définition, une idole n'est pas vivante. Elle est constamment menacée d'être destituée, de tomber de son socle. Elle doit donc être ce que les autres veulent qu'elle soit. Romand a sans doute élaboré tout ce système de mensonges pour se maintenir dans sa fonction d'idole.
C'est probablement aussi pour conserver cette identité idéale qu'il en est même arrivé à tuer. Mais le livre nous entrouvre une autre piste.

- Laquelle?
G. S. - Romand semble avoir grandi dans une atmosphère où la limite entre le vrai et le faux, entre le mensonge et la vérité était mal définie. Sa mère semble s'être toujours dite malade sans qu'il sache exactement de quoi ni si c'était grave. Comme si elle lui avait infligé un jeu sur les catégories essentielles de la vie et la mort. Nous avons souvent eu en consultation des patients dont la mère utilisait ce prétendu état de faiblesse pour opérer un chantage sur le mode: "Si tu n'es pas gentil, je vais mourir". C'est ce que Ferenczi appelait le terrorisme de la souffrance.

- Comment peut-on offrir la possibilité à quelqu'un de sortir du mensonge? Quel genre de perche peut-on tendre?
M. H. - Le verbe offrir me choque. Parce qu'en priorité, il ne faut pas offrir quelque chose au menteur, mais à soi-même. Il s'agit de préserver sa capacité de penser, d'aimer, d'être en relation, sans parler de son intégrité physique. Ne pas être pris dans de tels réseaux nécessite une attention et des efforts considérables. Prenez par exemple la guerre du Kosovo et ses manipulations de l'opinion publique...

- Que voulez-vous dire?
M. H. - Toutes les guerres modernes, depuis le Koweït jusqu'à l'ingérence dite humanitaire au Kosovo, sont avant tout des guerres de propagande. J'attends toujours que les médias me montrent la déportation des Serbes qui a lieu actuellement avec la même indignation que celle des Kosovars naguère.

- Alors que faire pour résister au mensonge?
M. H. - Se mettre à plusieurs. Constituer un groupe vivant où l'esprit, la parole vraie et la confrontation des idées circulent.
G. S. - ... et se méfier de certains stéréotypes. Prenons par exemple le meilleur ami de Romand. Il n'a jamais osé lui assener qu'il le soupçonnait de mentir parce que, dans son esprit, un ami ne peut pas imaginer une chose pareille. En réalité, c'est le contraire. Un véritable ami se serait opposé à lui et l'aurait arrêté dans sa course folle. Mais cette représentation de l'amitié était certainement induite par Romand qui le figeait ainsi dans une position peu menaçante pour son impunité.

- L'histoire de Romand, n'est-ce pas celle de l'homme moderne convaincu qu'il ne peut être aimé en dehors de son étiquette sociale? Un drame de la performance?
M. H. - Oui, la société moderne privilégie l'apparence au détriment de l'authenticité. Le thème de la maladie, de la mort, de la médecine est aussi au centre de beaucoup d'intérêts actuellement et se prête à toutes sortes de détournements. Comme Romand qui utilisait son statut de pseudo-malade comme un joker absolu pour justifier et obtenir n'importe quoi. La compassion et la culpabilité, voilà qui est éminemment moderne

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